J. Rime: Bergers des âmes au pays des armaillis

Cover
Titel
Bergers des âmes au pays des armaillis.


Autor(en)
Rime, Jacques
Erschienen
Bière 2014: Editions Cabédita
Anzahl Seiten
224 S.
Preis
URL
Rezensiert für infoclio.ch und H-Soz-Kult von:
Lorenzo Planzi

Une croix sur une colline, une chapelle dans le repli d’une combe, un chant qui proclame la beauté du Créateur par les merveilles de l’alpe, le troupeau béni par le prêtre, le rameau brûlé en cas d’orage, la prière des armaillis et les messes d’alpages: la présence de la religion est bien ancrée sur les montagnes suisses. Sans compter que les gens des Alpes, le peuple des bergers, représentent, consciemment ou non, un appel à la liberté et un dépassement vers la transcendance. A niveau de l’historiographie contemporaine, la rareté des études à propos du rapport entre foi et montagne est cependant frappante. L’étude de Jacques Rime, historien et prêtre fribourgeois, comble enfin cette lacune, en puisant dans des sources inédites disséminées en beaucoup d’endroits: archives paroissiales, communales, cantonales, diocésaines, mais aussi registres de fondations pieuses, témoignages précieux en histoire orale.

Son beau livre Bergers des âmes au pays des armaillis naît grâce à l’encouragement de l’éditeur Eric Caboussat, des Editions Cabédita, restant fasciné, en 2010 déjà, par un reportage sur le ministère montagnard de l’aumônier des armaillis fribourgeois. Un questionnement l’anime: Ne seraitil pas raisonnable de produire un bouquin sur ce ministère original, en présentant le travail de ces pasteurs d’âmes qui, au nom de la foi chrétienne, se mettent au service des pasteurs de troupeaux? C’est dans ces circonstances que l’éditeur propose à Jacques Rime de se lancer dans cette aventure. Cette recherche conduit donc le prêtre historien, qui accepte avec enthousiasme, à se demander comment l’Eglise catholique aborde dans le canton de Fribourg le monde de la montagne. Au travers d’une compréhension de certaines dynamiques pouvant paraître anecdotiques (bénédiction de troupeaux, messes d’alpage, construction de chapelles ou de croix, intégration d’éléments religieux dans les traditions folkloriques de la montagne), son étude interroge les relations du christianisme à un territoire, aussi particulier, archétypal, que la mer, la forêt, le désert: c’est-à-dire la petite contrée des Préalpes fribourgeoises. Une région à la frontière entre la Suisse alémanique et romande, mais qui a su développer une mentalité particulière, en raison de sa foi catholique.

C’est passionnant de prendre notre canne de montagnard en suivant Jacques Rime dans son voyage historiographique, dont la première étape consiste à explorer divers domaines où le montagnard de jadis discerne des phénomènes magiques. Le monde de l’alpe est en effet soumis à des forces cosmiques, à l’orage, au mauvais temps, on croit plus ou moins en la présence de gardiens, on redoute les spectres, les sorts jetés. «La religion n’est pas oubliée, mais les prêtres ne sont pas les seuls à dire leur mots» (32). La frontière entre religion, rituels, magie, sorcellerie paysanne est perméable, comme le dévoile le témoignage d’une guérisseuse de Farvagny, inquiétée comme sorcière en 1619, ayant eu recours à des réalités pourtant bien chrétiennes: «Quand un cheval a mal au sabot, on prend du pain de Sainte Agathe, on le mélange à du vin allongé d’eau bénite, et applique la bouillie sur le sabot malade en disant que Dieu ote ce qui lui empêche et le guèrisse et en y traçant le signe de la croix» (32).

Comme le montrent les légendes de l’alpe ou les signes protecteurs sur les chalets, les armaillis fribourgeois ne sont pas coupés de la relation au sacré. Cette affinité est le produit d’une longue histoire qui voit une présence progressive de l’Eglise à l’espace montagnard. Cette longue histoire est enquêtée au fil des chapitres: les croyances aux forces magiques; la religion protectrice, un rapport distant entre prêtres et bergers; la montagne: un monde à conquérir; religion et folkore: un certain unanimisme; la fraternité, les chapelles qui montent. On y découvre que, dans la contrée fribourgeoise, l’Eglise possède depuis le Moyen Age des alpages et des droits sur l’alpe. Mais le regard se diversifie depuis l’émergence du préromantisme. C’est à ce moment que la montagne attire les voyageurs, découvrant le charme de ses paysages et de la vie pastorale. A l’exigence d’une protection contre une nature supposée dangereuse se superpose progressivement le goût de la conservation, de la préservation d’un patrimoine, qui est le fait des élites d’abord.

La part de l’Eglise n’est pas mince à cette prise de conscience, car les prêtres s’adjoignent à la cohorte des érudits locaux dans l’exaltation d’un monde et la création d’un folklore. Mais les ecclésiastiques ont également le souci du bien-être spirituel de leurs ouailles et s’en vont les trouver, tout comme ils escaladent des sommets. Tout indique, dans le livre de Rime, que la religion chrétienne monte progressivement sur la montagne: exaltation de la vie alpestre comme modèle de société, visites des prêtres, constructions de chapelles au milieu des montagnes et établissement de croix sur les sommets. Longtemps suspecté d’être «loin des prêtres», le berger devient l’homme «proche de Dieu». Tel est l’axe majeur de la recherche, l’appropriation progressive d’un territoire par les représentants de la foi chrétienne, eux-mêmes portés par la dynamique de l’exaltation des traditions populaires et de la montagne.

Et qu’en est-il de la situation actuelle? Le dernier chapitre l’éclaire. Depuis les sixties, le monde des alpages connaît de profondes mutations, comme la paysannerie dans son ensemble. La mécanisation et la création des routes alpestres amènent la rapidité et la mobilité, mais aussi la fin d’un rythme lent et autarcique. La population des bergers se rétrécit et, partant, leur mode de vie, leur culture et mentalité. Face à cette évolution, qu’en est-il de la religion? «Si l’expression de la foi est au-jourd’hui en perte de vitesse, elle n’est pas forcément remplacée par l’incroyance» (165). Quant à la mission de l’aumônier des armaillis, son accueil est très bon jusqu’à nos jour. «S’il monte avec l’eau bénite, les armaillis sont contents de la garder, ou bien qu’ils lui montrent leur réserve d’eau ainsi que le buis bénit que l’on brûle en cas d’orage» (162).

Ce livre fascinant démontre, enfin, pourquoi aujourd’hui, malgré l’évolution de la vie alpestre, la fascination pour la symbolique du berger demeure. Dans plusieurs cultures, le berger revêt en effet une double dimension, réelle et symbolique. Du point de vue du réel, ce personnage est un marginal, comme dans la Palestine au temps du Christ. En revanche, il est investi d’une énorme valeur du point de vue: Dieu lui-même est comparé à un berger dans l’écriture sainte. Au long de l’étude fribourgeoise, le lecteur retrouve cette double dimension des bergers, des armaillis, mais de manière décalée. «Pendant très longtemps, les armaillis sont regardés avec un peu de méfiance par les prêtres. Ils ne constituent pas une classe sociale proprement dite, mais une fraction de fidèles momentanément coupés du village, de la civilisation paroissiale et du contrôle clérical, quand bien même la prière, l’usage des signes religieux, leur faisaient garder un lien avec ceux du bas» (172). En revanche, c’est au fil des ans qu’on constate une magnification croissante du rôle du berger, sans compter que leur activité devient une métaphore de l’élévation, voir du transcendant. Dans une belle poésie, Eugène Rambert, exprime cette proximité des bergers avec le divin Pasteur: «A genoux, tous ensemble, ils disent leurs prières, / Et, le front découvert, devant la croix de bois, / Ils répètent amen, et se signent trois fois/ […] Seuls, les astres au ciel cheminent en si¬len¬ce, / Et leur marche éternelle atteste la présence / De celui qui les guide et qui n’est jamais las, / De l’unique berger qui ne s’endorme pas» (173).

Zitierweise:
Lorenzo Planzi: Rezension zu: Jacques Rime, Bergers des âmes au pays des armaillis, Bière, Editions Cabédita, 2014. Zuerst erschienen in: Schweizerische Zeitschrift für Religions und Kulturgeschichte, Vol. 109, 2015, S. 461-463.

Redaktion
Autor(en)
Beiträger
Zuerst veröffentlicht in
Weitere Informationen